Voilà maintenant plus d’un an que je travaille le feutre avec Alexander Marinus et Sarah Illouz et que ce procédé me fascine. Avant de l’avoir fait moi-même, je ne sentais pas sa puissance. La matière feutre était peut-être trop typée artisanat ancien, mais quand j’ai vu les fibres s’enchevêtrer entre elles par la magie du foulage au contact de l’eau chaude et du savon j’ai senti quelque chose de spécial. Dans quelles mesures ce procédé ancestral permet-il de produire des images particulières ? Comment cette matière nous permet-elle de nous questionner sur des pratiques contemporaines, artistiques et écologiques ?

Dans leur livre Mille Plateaux paru en 1980, Gilles Deleuze et Félix Guattari définissent le feutre comme un “anti-tissu” car “il n’implique aucun dégagement des fils, aucun entrecroisement, mais seulement un enchevêtrement des fibres, obtenu par foulage (par exemple en roulant alternativement le bloc de fibres en avant et en arrière.)” La magie se situe pour moi dans le fait que “ce sont les micro-écailles des fibres qui s’enchevêtrent”, c’est juste par la répétition de pression et aidé par l’eau savonneuse que tous ces micro éléments ne forment plus qu’un ensemble. C’est un procédé très doux, aucun outil n’est nécessaire avec le feutrage humide, c’est le seul procédé que j’ai expérimenté avec lequel les mains sont plus propres après qu’avant.

Ce matériau fut utilisé dès la préhistoire pour fabriquer des objets pratiques comme des vêtements, des chapeaux, des bottes, des tapis et des yourtes, la plupart de ces utilisations sont marginales aujourd’hui, le feutre est plutôt réservé pour des objets de luxe.
Cependant, il est encore utilisé dans l’industrie du papier afin d’éponger l’excédent d’eau de la pâte à papier. Il est également encore utilisé en mécanique pour filtrer ou étanchéifier des composants.
Cette matière souple est une exception dans le monde du textile par son assemblage non-tissé, ils le décrivent comme un “ensemble d’intrication nullement homogène” alors qu’il est lisse. Il y a aussi quelque chose qui me dépasse dans sa façon de ne pas vraiment avoir de début ni de fin lors de l’examen de la matière : “il est infini en droit, ouvert ou illimité dans toutes les directions ; il n’a ni envers ni endroit, ni centre ; il n ‘assigne pas des fixes et des mobiles, mais distribue plutôt une variation continue).” D’ailleurs, nous n’avons pas recoupé nos tapisseries pour obtenir des rectangles parfaits, nous avons laissé les bords irréguliers issus de cette variation continue, nous sommes au début de notre recherche, c’est notre façon de le souligner, en mettant en avant les surprises liées à l’apprentissage de cette technique.
Voici un exemple vidéo très proche de la technique que nous utilisons :

Cette tapisserie est notre deuxième tapisserie de grand format. Son dessin est construit à partir de logos de différentes crypto-monnaies qui forment une architecture mystique articulée autour de deux escaliers inspirés des dessins en enchevêtrement d’Escher. Les crypto-monnaies étaient en pleine explosion quand nous cherchions un nouveau thème, cela nous intriguait beaucoup. Ce sont des monnaies digitales décentralisées, c’est-à-dire qui évoluent dans un réseau d’ordinateurs, sans banque centrale. Elles reposent sur une blockchain, comme un grand registre ouvert à toustes qui prouve l’exactitude des informations qui concerne chacune. On s’est rendu compte que le feutre était probablement la plus ancienne métaphore de la blockchain dans sa manière de se construire en couche, et qu’après chaque nouvel élément intégré on obtient une unité grossissant dans une irrégularité infinie. On trouve donc particulièrement intéressant de confronter un procédé artisanal ancestral avec un monde digital hyper complexe et spéculatif dans lequel les différentes monnaies se distinguent bizarrement par leurs logos très colorés.
Il est important de se rappeler que le feutre est une invention de peuples nomades comme le disent Deleuze et Guatarri en soulignant ses propriétés : “même les technologues qui émettent les plus grands doutes sur le pouvoir d’innovation des nomades leur font au moins l’hommage du feutre : splendide isolant, géniale invention, matière de la tente, du vêtement, de l ‘armure chez les Turco-Mongols.” Pour les nomades, les propriétés citées au-dessus se doivent d’être appliquées à un matériau souple qui soit transportable. C’est peut être pour cela qu’il n’était plus si populaire à la fin du vingtième siècle car la plupart des humains sont sédentarisés depuis longtemps. Les humains ont trouvé des alternatives également isolantes de manière thermique, phonique, ignifuge et imperméable mais assurément moins légères, transportables, économiques et surtout moins écologiques. C’est sûrement pour ça que ce matériau regagne en popularité de nos jours.
Plus bas dans le texte, Deleuze et Guatarri approfondissent cette différence de perception du feutre : “sans doute les nomades d’Afrique et du Maghreb traitent plutôt la laine comme tissu. Mais quitte à déplacer l’opposition, ne trouvera-t-on pas deux conceptions et même deux pratiques très différentes du tissage, qui se distinguent un peu comme le tissu lui-même et le feutre ? Car, chez le sédentaire, le tissu-vêtement et le tissu-tapisserie tendent à annexer tantôt le corps, tantôt l’espace extérieur, à la maison immobile : le tissu intègre le corps et le dehors à un espace clos. Tandis que le nomade en tissant indexe le vêtement et la maison même sur l’espace du dehors, sur l’espace lisse ouvert où le corps se meut.” Il est intéressant de lire leur distinction entre les sédentaires qui annexent, qui font passer sous la dépendance de la maison immobile le corps ou l’extérieur, et les nomades qui indexent, qui lient leurs vêtements ou leurs yourtes au monde extérieur.

En février 2021, avec Sarah et Alexander, nous avons produit notre première tapisserie en grand format de trois mètres de haut par deux mètres de large. Elle s’intitule Scale for Scale, un clin d’œil à l’ombre portée de l’échelle que nous avons utilisé pour reproduire le dessin en plus grand. Nous avons décidé d’intégrer cette forme pour surligner la façon dont un dessin peut être construit dans la tapisserie elle-même et montrer la profondeur.
En effet, le dessin pour une tapisserie en feutre se pense en deux dimensions, en couches, pour aller vers la profondeur, un peu de la même façon que le peintre construit sa peinture. Cependant, la peinture se travaille généralement de l’arrière-plan vers le premier plan, pour la composition d’une image en feutre c’est l’inverse, il faut commencer par le premier plan et aller vers l’arrière-plan. Le dessin est également inversé comme un effet de miroir. Cette inversion du dessin nous a fait digresser sur la possibilité de tapisseries recto-verso qui par leur finesse permettrait des transparences selon un certain éclairage. Il serait intéressant d’intégrer dans ses doubles dessins le phénomène du flip, ce basculement perceptuel illustré par exemple par le vase dit de Rubin. J’aime cette idée de faire coïncider deux plans ou ici deux faces dans une oscillation visuelle qui permet une multiplicité des lectures possibles d’une image. Nous réservons ces recherches à l’année prochaine grâce au partenariat que nous avons mis en place un partenariat avec le parc naturel des deux Ourthes dans le sud de la Belgique qui va nous fournir de grandes quantités de laine, avec laquelle nous allons expérimenter grâce à une aide à la recherche artistique de la fédération Wallonie Bruxelles cet automne 2022.
Lors du feutrage, il arrive que certains brins de laines se déplacent pour aller se fixer à un endroit imprévu du dessin. Nous l’avons découvert après le feutrage de la tapisserie Scale for Scale. Alors que nous avions ajouté un smiley jaune consciemment afin d’avoir une seconde touche de cette couleur en plus de l’escabeau, un autre visage nous est apparu lors du premier déroulage. Composé de deux yeux violets et d’une langue tirée rose, il a un air espiègle presque démoniaque. Cet accident, ou plutôt cet imprévu, souligne des dualités, entre le visage/smiley à droite, complètement déshumanisé, réduit à deux points pour les yeux et un trait courbé pour la bouche, et le visage/paysage à gauche incorporant du mouvement.
Ce second visage me fait penser aux visages défigurés, déformés dans les peintures de Francis Bacon, dans cette apparition il y a la figure comme enregistrement de la surprise qui nous a touché lors de la découverte de celle-ci et il y a la figuration même de l’apparition d’un visage faisant contraste avec le smiley juste à côté, le cliché de représentation d’un visage. Cela nous a donné envie de reproduire ce dessin inattendu en grand format, la circulation des dessins au sein même d’autres œuvres est quelque chose que nous pratiquons à chaque fois pour construire de nouvelles pièces. Nous aimons reproduire les choses afin de changer quelques paramètres pour faire apparaître de nouveaux récits. J’imagine bien comment ce petit visage/paysage agrandi pourrait produire de nouvelles lignes à lire/interpréter lorsque ses nouveaux détails se déplaceront légèrement lors du feutrage.
La lecture de Logique de la sensation de Gilles Deleuze en 1981 que l’on a étudié en classe me fait poursuivre l’idée précédente. Il y a quelque chose qui dépasse le sensitif quand on découvre une nouvelle tapisserie en feutre. On sait qu’on a précisément composé le dessin, puis on sait qu’on a exercé pendant plusieurs heures une certaine force dessus, mais on ne peut jamais vraiment savoir quel va être l’impact de celle-ci sur le dessin, c’est une sensation très mystérieuse. Cela engendre des apparitions en apesanteur dans l’image, comme en lévitation malgré le fait que ce mouvement soit désormais totalement figé. Peut être que l’on peut deviner ce décalage selon le rythme de ce qu’on a chanté ou de la musique que nous avons écouté lors du processus pour être bien synchronisés.
J’ai l’impression que ces surprises font écho aux figures de Bacon, comme lorsqu’il fait des marques avec un chiffon et une brosse pour être responsable de son propre chaos afin de faire jaillir sa peinture, nous tirons nos images précises par la catastrophe potentielle lors du feutrage. C’est sans doute dans cette étape que nous devons établir un diagramme, peut être en trouvant des manières de faire vibrer encore plus le dessin initial pendant le foulage, le chaos/germe. En effet, une fois que l’anti-tissu se tient suffisamment nous pouvons définir l’image que nous cherchons grâce à un aiguilletage minutieux ou avec un second feutrage, une seconde déformation de l’image par une seconde transformation de la matière. C’est cette étape qui est particulièrement spécifique au médium du feutre. Nous allons donc expérimenter le plus possible de variations que peut offrir cette étape et comprendre si/comment il est possible de provoquer l’apparition de “forces, de pression, de dilatation, d’aplatissement” qui peuvent s’exercer sur nos dessins immobiles.
En 2022, la laine de mouton Belge n’intéresse plus vraiment l’industrie textile. La principale race de mouton élevée ici est le Texel (tirant son nom de l’île des Pays-Bas du même nom dont il est originaire), il est principalement élevé pour sa viande. La deuxième plus répandue est le roux ardennais, qui nous intéresse particulièrement car c’est celle qui feutre le mieux et qu’elle est totalement délaissée par les production de vêtements parce qu’elle n’est pas assez douce.

Il y a quelque chose du sauvetage dans notre façon d’expérimenter cette matière, une urgence écologique, une tentative de (re)montrer les possibilités, toute cette laine ne peut pas être produite chaque année pour être jetée. Si elle a tenu chaud un an, elle peut encore tenir chaud longtemps, autant grâce à la production de vêtements que de production d’œuvres d’art. Au-delà du fait qu’il est difficile de s’en débarrasser par sa résistance au feu, et qu’on ne peut l’enterrer en grande quantité sans perturber la nature du sol, la laine lavée est vulnérable aux mites. En effet, sans bon traitement : de la lumière, de la manipulation et des odeurs fortes comme celle du bois de cèdre, de la lavande, ou de la menthe, la laine est vouée à disparaître, mangée par les larves.
Le grand feutre avec Théophile Peris
En juin 2021, avec Sarah, nous nous sommes rendus dans l’ouest de la France pour échanger sur nos techniques et accompagner l’artiste Théophile Peris lors de l’élaboration d’un grand feutre d’environ cinq mètres par dix qu’il a ensuite présenté pour son diplôme de fin de master à l’école supérieure des beaux-arts de Poitiers.
Pour ce faire, nous avions des montagnes de différentes laines triées par couleur, cela a dû prendre une dizaine de jours pour tout carder à la cardeuse à balancier.

Théophile les a rapporté au fil des différentes tontes auxquelles il a assisté alors qu’il travaillait comme aide-berger dans les montagnes des Alpes-Maritimes. C’est dans les mythologies pastorales de ces bergers qu’il est allé s’inspirer pour créer le dessin de la tapisserie, il était composé de pré-feutres, pour limiter un peu les risques que cela bouge sur une si grande surface.

Durant la mise en place du dessin, on se relayait pour faire des copeaux d’environ trois kilogrammes de savon de Marseille avec un épluche-légume.

Une fois le dessin réalisé nous l’avons saupoudré avec tout le reste de la laine, l’ensemble s’élevait uniformément de manière très aérienne jusqu’au genou.

Pour ce faire, on avait des sortes de griffes faites en osier qui ressemblaient à des serres d’aigles grandes ouvertes. Elles nous permettaient de saisir la laine sans avoir à la toucher, c’était de la laine en suint, pas encore lavée, de cette façon, elle feutre beaucoup mieux. Sans ces outils, c’est très fastidieux de faire de petits flocons comme nous avions besoin.

Ensuite, nous avons fait chauffer de l’eau sur un réchaud à gaz dans une poubelle en métal pour dissoudre le savon afin de l’asperger encore chaude sur la laine.

Ensuite il fallait le ligoter pour pouvoir le feutrer afin que le dessin reste bien en place alors qu’il est compressé, malaxé, frappé etc.

Pour la feutrer, nous l’avons faite rouler d’avant en arrière sur je pense quelque chose comme deux ou trois kilomètres, des dizaines et des dizaines d’aller-retours, en la foulant avec les mains et les pieds avec l’aide de grands bâtons pour nous maintenir en équilibre dessus lors du mouvement. Au début, on comptait, on chantait, mais il faisait plus de trente degrés dans ce hangar, à la longue c’était vraiment éreintant, on se relayait.




Une fois complètement à bout de souffle, nous avons enfin déroulé la bâche, elle semblait encore plus grande après tous les efforts que nous avions réalisés. Déjà, elle était en un seul morceau, on avait peur qu’elle soit trop fine par endroit au point de se déchirer. Le dessin n’avait que très peu bougé étonnement, l’ensemble était définitivement enchevêtré.


